L’apparition de la culture d’entreprise et son essor dans le monde du management
Il est fréquent d’entendre parler ou de voir des articles relatifs à la culture d’entreprise exposant que la culture présente au sein du cabinet d’expertise comptable serait un frein à la digitalisation. Certains appellent à changer la culture du cabinet pour pouvoir mettre en œuvre cette digitalisation tant souhaitée.
Il est bon de faire un point au sujet de la culture d’entreprise afin d’identifier ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, tant les confusions sont importantes.
Les premiers éléments sur la culture d’entreprise ont émergé au cours de la première moitié du 20ème siècle. Cependant, elle a pris une importance déterminante au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle et plus précisément à partir des années 1980.
La culture d’entreprise a notamment intégré les préoccupations des entreprises à la suite de la publication du livre In search of Excellence, de PETERS et WATERMAN (1982).
De nombreux auteurs ont tenté de définir la culture d’entreprise, à l’instar d’Edgar SCHEIN qui définit la culture d’entreprise comme « un ensemble d’hypothèses de base partagées par un groupe qui les a inventées, découvertes ou développées, en apprenant à surmonter les problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne et qui fonctionnent suffisamment bien pour être considérées comme valides, et à ce titre dignes d’être enseignées aux nouveaux membres du groupe comme étant la bonne façon de percevoir, réfléchir et ressentir les problèmes similaires à résoudre. » (SCHEIN, 1985)
Selon SCHEIN, la culture d’entreprise se manifeste à travers trois niveaux :
- Les postulats fondamentaux : La réalité telle que les membres de l’organisation la perçoive et la pense et qui les influencent
- Les valeurs et normes
- Les artefacts : rites et autres manifestations visibles de la culture
Différentes visions de la culture d’entreprise
Certains auteurs ont développé une vision culturaliste quand d’autres ont mis en avant une vision rationaliste de la culture d’entreprise.
Une vision culturaliste
Dans cette vision de la culture d’entreprise, nous retrouvons des auteurs relativement connus, comme SCHEIN pour qui, « la culture est un ensemble de représentations et de valeurs partagées qui encadre l’action et sont validées par leur capacité à résoudre des problèmes. »
Certains auteurs ont étudié les cultures nationales comme HOFSTEDE qui a identifié quatre dimensions de la culture nationale, qui sont :
- La distance hiérarchique : degré d’inégalité reconnu et accepté dans la répartition du pouvoir entre individus
- Le contrôle de l’incertitude : la tolérance des membres de l’organisation à l’incertitude
- L’individualisme : reflet de l’individualisme ou de l’intégration des membres au groupe
- La masculinité : distribution des rôles entre les genres dans une société
Ou encore un auteur comme D’IRIBARNE qui a étudié les différences culturelles entre les Français, les Hollandais et les nord-américains dans La logique de l’honneur (1989).
D’autres auteurs vont s’intéresser à la culture d’une entreprise ou d’une branche professionnelle et vont montrer que chaque entreprise ou branche professionnelle a une culture propre, qui s’impose à elle.
Dans cette vision d’inspiration culturaliste peu de place est laissée à l’action des dirigeants car l’entreprise est insérée dans un pays soumis à sa propre culture nationale ou dans une profession dont la culture s’impose à l’entreprise.
Une vision rationaliste
Ce courant d’inspiration rationaliste est constitué par plusieurs auteurs, dont nous en retiendrons deux des principaux, à savoir CROZIER et FRIEDBERG et leur concept de l’analyse stratégique des organisations.
Ces auteurs ont montré (CROZIER et FRIEDBERG, 1977), entre autres, que les acteurs sont intelligents et que la culture d’entreprise va être au cœur de leurs stratégies, consciemment ou non. En effet, selon le modèle de l’analyse stratégique des organisations, « les acteurs élaborent une stratégie en fonction de leurs enjeux, ressources et contraintes qu’ils perçoivent dans la situation, progressant vers leur objectif, et ce qui est adapté à leur propres actions et à celles des autres acteurs pertinents impliqués dans la situation. » (ROJOT, 2020, p164)
Les ressources sont ce dont l’acteur a intérêt à se servir, et les contraintes ce qui se dresse contre lui et qu’il doit affronter. (ROJOT, 2020, p 160) Les enjeux sont ce que les acteurs ont à perdre ou à gagner dans une situation. Dans ce cadre, tel élément de la culture d’entreprise va être pour certains une ressource, et pour d’autres une contrainte.
« Une autre façon plus brutale de définir la culture est d’affirmer qu’elle est ce que chacun doit faire dans un ensemble humain pour y être accepté et pour y survivre. » (DUPUY, 2004, p267)
Cet article ne se voulant pas être un article académique, il serait trop long de détailler l’analyse stratégique de manière exhaustive et compte tenu qu’une illustration vaut mieux qu’un long discours, nous allons voir une situation concrète.
Pour plus de détail sur l’analyse stratégique des organisations et ses outils n’hésitez pas à me contacter.
Application à un cabinet d’expertise comptable : la situation
C’est un cabinet d’expertise comptable de province composé de plusieurs collaborateurs ayant une expérience importante dans le cabinet, les autres ayant rejoint le cabinet relativement récemment. L’expert-comptable voudrait accélérer la transition numérique de son cabinet, mais il fait face à une grande résistance des collaborateurs les plus âgés et les jeunes collaborateurs quittent relativement vite le cabinet.
Les collaborateurs expérimentés sont pour certains des managers et doivent encadrer les plus jeunes. Les collaborateurs expérimentés ont pour la plupart un BTS en comptabilité ou moins et ont monté dans la hiérarchie au fur et à mesure des années. Ils ont appris leur métier à force de travail et déplorent que les jeunes ne sachent pas travailler. Ils disent que les études ne servent à rien parce que les jeunes qui arrivent ne savent pas faire une TVA, du haut de leur master en comptabilité/gestion. Ils promeuvent le travail à l’ancienne et rejettent les nouveaux outils informatiques. Ils déplorent que les jeunes collaborateurs soient si volatiles et ne restent pas très longtemps dans le cabinet.
Les jeunes, de leur côté, fustigent les collaborateurs ayant plus d’expérience car ces derniers ne les aident pas quand ils en ont besoin. Ils ne font que les rabaisser en permanence. Ils doivent négocier la moindre aide pour faire une déclaration fiscale ou des travaux comptables et se disent très mal accompagnés. Ils critiquent les collaborateurs expérimentés qui ne veulent pas non plus entendre parler des nouveaux outils informatiques qui leur feraient gagner, selon eux, un temps précieux. La seule issue qu’ils perçoivent est de partir, mais ils savent qu’ils retrouveront du travail rapidement. Les collaborateurs les plus jeunes avaient entendu, durant toutes leurs études, que la tenue était une tâche du passé et ne comprennent pas ce qu’ils ont fait de mal pour se retrouver à faire de la tenue, après un master en comptabilité/gestion.
L’expert-comptable, quant à lui, est fatigué de voir ses collaborateurs les plus jeunes partir rapidement et que la digitalisation de son cabinet peine à ce point à voir le jour.
Application à un cabinet d’expertise comptable : la compréhension du problème
L’expert-comptable est face à des symptômes (résistance à la digitalisation, turn-over, absence de transmission des connaissances au sein du cabinet…) mais ne parvient pas à en percevoir les causes, c’est-à-dire le problème. Michel CROZIER disait le problème c’est le problème. C’est-à-dire que le plus difficile est de comprendre quel est le vrai problème et de ne pas s’arrêter aux symptômes observables. Or, sans compréhension des vrais problèmes, aucune solution concrète et cohérente n’est envisageable.
Les collaborateurs expérimentés, qui avaient pour la plupart un BTS en comptabilité, voyaient des jeunes arriver avec un master qui voulaient tous arrêter de faire de la tenue et voulaient réaliser des « missions à valeur ajoutée ». Or, la tenue est une tâche relativement exigeante car le collaborateur en charge de la tenue est dépendant de son client qui ne lui apporte parfois qu’une partie des pièces nécessaires, parfois dans les temps ou pas, parfois en même temps que beaucoup d’autres clients… et cette incertitude est difficile à gérer si l’on doit respecter des délais stricts de déclaration. Or, les jeunes collaborateurs faisaient valoir leur master pour justifier leur légitimité à ne pas faire de tenue. Les collaborateurs expérimentés étaient donc condamnés à faire de la tenue toute leur vie, sachant que la plupart des jeunes qui arrivent ont un niveau scolaire supérieur au leur.
Par ailleurs, les jeunes maitrisaient relativement bien les nouveaux outils. Or, l’adoption de nouveaux outils auraient rendu les collaborateurs expérimentés dépendants des collaborateurs les plus jeunes, d’autant plus que l’expert-comptable leur avait promis des formations qui n’ont pas eu lieu en nombre suffisant, par manque de temps.
Les plus expérimentés parvenaient donc à conserver leur statut en dominant les plus jeunes, en retenant les informations et connaissances dont les plus jeunes avaient besoin et en refusant les outils informatiques qui auraient pu fragiliser leur position. Cette culture du travail à l’ancienne, de la dévalorisation des diplômes et des nouveaux outils était donc très rationnelle et leur permettait de conserver leur position au sein du cabinet. Bien entendu, ces postulats sont à la fois conscients et inconscients, et l’objectif n’est pas de trouver un coupable mais de comprendre la situation.
De son côté, l’expert-comptable est très pris et a tellement de difficulté à recruter des collaborateurs compétents, par manque de candidats, qu’il se sent coincé et ne parvient pas à surmonter toutes les résistances au sein de son cabinet.
Application à un cabinet d’expertise comptable : la solution
Les solutions peuvent être multiples pour une situation telle que nous l’avons décrite plus haut et compte tenu de notre compréhension du problème. Il est clair que la formation des collaborateurs les plus expérimentés aux nouveaux outils digitaux sera un point clé pour leur faire accepter une plus grande digitalisation. En effet, de telles formations les rendraient plus autonomes et moins dépendants des plus jeunes collaborateurs.
Par ailleurs, il peut être opportun de lier l’avenir des uns et autres ensemble, par exemple en évaluant la performance d’un groupe de travail dans son ensemble et non de chaque collaborateur individuellement. En effet, si tout le groupe est responsable de ses performances et de ses erreurs, cela incite très fortement ceux qui ont les connaissances à les transmettre et ceux qui en ont besoin de limiter les erreurs qui entacheraient tout le groupe. C’est une relation gagnant-gagnant qui se met en place.
Au contraire, si chacun est évalué individuellement, il n’a aucun intérêt à aider ses collègues et une stratégie solitaire, néfaste au cabinet, est possible.
Enfin, il sera nécessaire pour l’expert-comptable de définir des « règles du jeu » qui seront acceptées et acceptables par tous :
- Notamment pour que les collaborateurs les plus expérimentés soient considérés et aient l’assurance de conserver certains postes et qu’en même temps, ils « jouent le jeu » en accompagnant les jeunes qui arrivent et en acceptant la digitalisation du cabinet.
- Mais également par les jeunes collaborateurs, pour qu’ils aient l’assurance d’être accompagnés dans leur travail, que le fait de faire de la tenue ne dure qu’un temps et que la digitalisation remplace petit à petit certaines tâches chronophages d’aujourd’hui.
Conclusion
La conduite d’un cabinet d’expertise comptable est surtout de l’humain. C’est avant tout la compréhension de l’organisation réelle du cabinet et l’innovation managériale qui permettront la digitalisation et la conduite du cabinet vers des missions à plus forte valeur ajoutée.
Comme ne le dit jamais assez François DUPUY, le problème est l’intelligence des acteurs, qui consiste en une capacité à s’adapter au contexte et non au discours. Faire des discours sans adapter le contexte est sans conséquence, alors qu’adapter le contexte de l’acteur aux tâches que l’on lui confie c’est lui donner les moyens de réaliser ses objectifs.
La culture d’entreprise telle qu’elle s’est développée au sein du cabinet est en grande partie fonction des stratégies mises en œuvre par les acteurs en fonction du contexte de travail (enjeux, ressources, contraintes) dans lequel ils sont placés, c’est « une culture née de la pratique du travail et des relations de pouvoir, l’expérience stratégique des rapports de pouvoir » (BERNOUX, 2014). Les autres éléments telle que la culture nationale, la culture d’un métier ou d’une branche professionnelle ne sont bien sur pas à gommer, mais ils sont davantage à prendre en compte comme éléments du contexte que comme éléments qui détermineraient quoi qu’il arrive le cabinet d’expertise comptable.